Quoi faire si le puits est à sec ?

Le 4 août dernier, lors de la réunion de son comité d’établissement de la politique monétaire, la Banque d’Angleterre (BA) a décrété une baise de 25 points centésimaux de son taux directeur qui s’établit maintenant à 0,25 %. Cette baisse attendue par le marché était la première baisse de ce taux depuis le 5 mars 2009. En plus de cette baisse, la BA a annoncé d’autres mesures d’assouplissement quantitatif (achats de titres gouvernementaux, de sociétés et nouveau programme de financement des banques commerciales) pour contrecarrer le choc sur la confiance et la hausse de l’incertitude découlant du vote de l’électorat du Royaume-Uni de se retirer de l’Union européenne (Brexit).

Le gouverneur de la banque centrale britannique, Mark Carney, a alors affirmé que d’autres mesures d’assouplissement pourraient suivre si nécessaire, mais que, contrairement à certains de ses homologues, lui-même n’était pas en faveur de porter le taux directeur en territoire négatif. En s’inscrivant en faux contre les taux d’intérêt négatifs, il affichait ses convictions qu’on se doit d’accorder une aussi haute priorité aux considérations de stabilité financière qu’à celles de soutien à la croissance et d’atteinte de la cible d’inflation. Cette prise de position le démarque clairement de ses homologues à la Banque centrale européenne, à la Banque du Japon et à certaines autres banques centrales d’Europe, notamment celles de la Suisse, du Danemark et de la Suède qui ont, de leur côté, amené les taux directeurs en territoire négatif. L’effet combiné de ces taux directeurs négatifs, souvent appuyés de programmes agressifs d’achats de titres par les banques centrales, a tiré les taux des obligations gouvernementales de plusieurs pays en territoire négatif. En date du 15 septembre, environ 9 billions $ en obligations d’État, ou 19 % de l’encours total, se négociaient à des taux d’intérêt négatifs.

La clé de notre expertise : la recherche approfondie

Depuis la crise financière de 2008, les banques centrales partout dans le monde ont fait plus qu’on aurait pu s’attendre d’elles pour stimuler la reprise économique et tenter de la prolonger. La répression financière1 imposée par les taux directeurs faibles ou négatifs et par l’expansion, parfois exponentielle, des bilans des grandes banques centrales, dure depuis 2008 et continue de s’intensifier.

Les banques centrales se sont appuyées sur les marchés financiers pour diffuser à l’économie l’impact de cette expansion de la liquidité. D’abord, les taux directeurs réprimés ancrent la structure à terme des taux à un niveau faible. En réduisant ainsi le coût du crédit, les banques centrales espèrent en faciliter l’accès et stimuler directement les dépenses plus sensibles aux taux d’intérêt : achats de biens durables, investissement résidentiel et en immobilisations des entreprises. Ceci est le canal conventionnel le plus direct par lequel la politique monétaire tente d’influencer la demande globale. Les baisses de taux et les mesures non-conventionnelles, comme les achats de titres, agissent aussi à travers leur impact sur la valeur des actifs financiers. D’abord les taux d’intérêt plus bas augmentent la valeur présente des flux monétaires futurs attendus de ces placements. Ensuite, les achats directs de titres par les banques centrales créent une demande supplémentaire pour ces actifs, ce qui fait augmenter leur prix. Avec un stock d’actifs financiers dont la valeur augmente, il est plausible que leurs détenteurs ressentiront un effet de richesse positif qui pourrait les inciter à dépenser davantage. Cet effet de richesse peut donc s’avérer un autre canal par lequel une politique monétaire expansionniste peut stimuler la demande.

Hélas, il semble que l’efficacité des politiques monétaires expansionnistes se soit émoussée. D’abord, l’effet de richesse positif sur les détenteurs d’actifs financiers n’affecte qu’un pourcentage plutôt restreint de la population. En effet, une portion importante de l’épargne est institutionnalisée donc moins visible et immédiatement accessible à ceux qui la détiennent. Ensuite une portion dominante des actifs financiers est détenue par les mieux nantis dont la propension marginale à consommer est plutôt faible.

Parallèlement à cet effet de richesse moins puissant, le vieillissement de la population de plusieurs pays développés mine l’impacte net de stimulation des taux d’intérêt plus bas, particulièrement quand ceux-ci deviennent très faibles, voire négatifs, et que ces bas taux persistent longtemps. En effet, quand une portion grandissante de la population approche ou accède à la retraite, les taux bas ont un effet négatif sur le revenu de ce segment vieillissant et croissant de la population. Ceux qui épargnent en vue d’accumuler un capital pour la retraite et qui optent pour les placements peu risqués doivent épargner davantage quand les taux sont faibles et donc réduire leur consommation. Pour ceux qui sont retraités et qui comptent sur leurs revenus de placement pour consommer, les rendements faibles des placements peu risqués les forcent aussi à réduire leur consommation ou à épuiser leur capital plus vite que prévu. Ces conséquences indésirables et imprévues de la réverbération des taux bas sont clairement plus fortes compte tenu du profil démographique actuel. Et après huit années de répression financière, la capacité de la politique monétaire à stimuler semble donc plus faible qu’auparavant.

On peut donc se demander si la politique monétaire, étant donné son faible impact sur la croissance économique malgré le degré d’intervention sans précédent, est l’instrument approprié. Cette question est d’autant plus valable qu’on constate une appréciation marquée des prix de plusieurs actifs financiers gonflés par l’abondante liquidité malgré la faiblesse de la croissance économique. Étant donné le vieillissement de la population et le ralentissement, sinon l’épuisement des gains de productivité, l’acharnement monétaire semble vain. Pire encore, le prix des actifs financiers augmente dangereusement rapidement relativement au rythme de la croissance économique sous-jacente.

 

La baisse tendancielle récente du taux réel

Une étude publiée en décembre 2015 par des chercheurs membres du personnel de la Banque d’Angleterre2 constate que le taux réel de long terme a diminué au cours des 30 dernières années. Plusieurs des facteurs que nous avons mentionnés plus haut, soit la démographie, le ralentissement de la productivité et les inégalités de revenus y sont identifiés comme facteurs qui auraient contribué à diminuer de 450 points centésimaux les taux d’intérêt réels de long terme par leur effet sur l’épargne et l’investissement au cours de cette période. Dans cette étude, les chercheurs ont pu identifier et mesurer l’impact de plusieurs facteurs qui peuvent expliquer environ 300 points de la diminution observée.

 

L’hélicoptère ou symptôme d’un problème au niveau des attentes

Si malgré huit ans de forte stimulation monétaire, la croissance réelle et l’inflation restent en deçà des objectifs des gouvernements et des banques centrales, une constatation s’impose : il existe encore beaucoup trop de capacité excédentaire compte tenu de la distribution du revenu et de la richesse. La faiblesse persistante de l’investissement des entreprises finira par éliminer cet excédent de capacité. C’est la solution du mécanisme de marché à ce problème. Si les autorités l’acceptent, c’est qu’elles reconnaissent que les attentes d’un retour vers la norme de croissance plus forte de l’après-guerre n’est plus probable dans le contexte démographique et de faible productivité qui prévaut aujourd’hui.

À l’opposé, si les autorités fiscales et monétaires sont vraiment résolues à tenter de raffermir plus vite la croissance et l’inflation, elles pourraient recourir à « l’hélicoptère ». Selon ce mécanisme, la banque centrale financerait un déficit public plus grand provenant de dépenses publiques en infrastructures ou d’une redistribution de pouvoir d’achat (baisse d’impôts et hausse des paiements de transfert) destinée aux segments moins bien nantis de la population, dont la propension marginale à consommer est la plus élevée.

 

Avons-nous atteint les limites de l’activisme ?

La durée prolongée de la période de répression financière et le niveau négatif des taux d’intérêt dans plusieurs pays confirment que la politique monétaire a été sollicitée au maximum, voire à l’excès depuis la crise financière. Jusqu’à maintenant, les banques centrales ont choisi de prioriser la stimulation de la croissance et de l’inflation et d’accepter les risques pour la stabilité financière qui découlent de ce choix. Le fait que la croissance mondiale reste si peu dynamique et que l’inflation tarde autant à se manifester et ce, après huit ans de cette médecine, devrait nous faire douter du diagnostique et de la prescription. En effet, autant une injection massive de liquidité est le remède à prescrire pour stopper une crise financière, autant on peut douter du bien-fondé de prolonger ce traitement pendant plusieurs années une fois la crise endiguée.

En examinant les composantes de la croissance dans plusieurs grands pays, on constate que le rythme plus faible des dernières années est redevable de trois éléments : l’investissement des entreprises, les exportations et les dépenses publiques. D’abord l’investissement en immobilisations des entreprises est beaucoup plus faible que sa tendance antérieure. Ensuite pour beaucoup de pays dont l’économie est axée sur les exportations, la tendance depuis la crise financière a été beaucoup moins porteuse que lors de la période antérieure d’intensification de la mondialisation3. Troisièmement, les dépenses publiques en biens et services et en immobilisations sont plus faibles qu’auparavant.

Peut-on espérer un nouveau dynamisme de ces trois éléments qui expliquent la faiblesse actuelle de la demande mondiale? Au chapitre de l’investissement du secteur privé, on doit reconnaître que les entreprises continuent d’optimiser. Dans un contexte où les ventes ne croissent pas rapidement et où la capacité de production actuelle suffit amplement, les entreprises maximisent leur rentabilité en réduisant au maximum les coûts de production où en consolidant leur industrie par l’achat de compétiteurs. Il est peu plausible que les entreprises augmenteront la cadence de l’investissement tant que la demande ne se raffermira pas ou qu’il n’y aura pas de pénurie de main-d’oeuvre ou d’inflation salariale. C’est le problème de la poule ou de l’oeuf. Il est donc peu probable que l’investissement en immobilisations des entreprises devienne bientôt un chef de file de la croissance.

Pour ce qui est du commerce extérieur, les probabilités d’un raffermissement imminent semblent plutôt faibles. Pendant les années 90 et jusqu’à la crise financière, le commerce mondial croissait en moyenne d’environ 7 % par année en termes réels. Pendant cette période, l’économie mondiale croissait au rythme moyen de 3,6 %. Pendant la grande récession déclenchée par la crise financière, le commerce mondial s’est effondré de 37 % en termes nominaux et de 18 % en volume. Au début de la reprise, le commerce mondial s’est redressé avec une certaine vigueur jusqu’en 2011. Depuis 2012, le taux de croissance réel du commerce mondial est de 3,1 %, ce qui est similaire à la croissance mondiale moyenne de 3,2 %. On doit donc constater que les forces vives de la mondialisation qui ont prévalu pendant deux décennies avant la crise financière se sont atténuées. C’est en partie le résultat d’une évolution naturelle de l’intégration du processus de production à l’échelle mondiale qui a atteint un certain degré de maturité et de saturation. Il y a aussi le fait que la deuxième plus grande économie, celle de la Chine, tente de recentrer sa croissance pour moins dépendre du commerce extérieur et de l’investissement. Finalement, la forte baisse du prix relatif du pétrole a eu un fort effet revenu négatif sur les pays exportateurs de pétrole, ce qui a causé une baisse de leurs importations, réduisant du même coup les échanges commerciaux. Il est possible que le commerce mondial regagne un peu de dynamisme mais il est peu plausible qu’il redevienne le moteur de croissance qu’il était au sommet de la vague de mondialisation d’avant la crise financière. De plus, le courant politique actuel de populisme et de protectionnisme n’est pas propice à une recrudescence du commerce mondial.

Le troisième élément est celui des dépenses publiques. Au sortir de la crise financière, il y a eu de grands efforts concertés des gouvernements pour enclencher la reprise. Sans ces efforts, la grande récession risquait de devenir une dépression. L’endettement des gouvernements a alors beaucoup augmenté et les autorités se sont assez rapidement senties interpelées de revenir à l’austérité budgétaire. Après quelques années de retour à l’austérité et devant le manque de dynamisme de la reprise économique, l’appui populaire en faveur du capitalisme, du monétarisme et de la mondialisation s’est effrité. En réaction à la stagnation des salaires et à l’augmentation des inégalités, l’électorat appuie maintenant des politiciens proposant des programmes plus socialistes, keynésiens et protectionnistes. Le moment semble politiquement propice pour que les gouvernements dépensent davantage en infrastructures, en transferts et en formation visant les travailleurs les plus touchés par la mondialisation. Un retour à une combinaison plus équilibrée de mesures de stimulation fiscales et monétaires sera peut-être plus efficace pour redonner du dynamisme à court terme. Toutefois. à plus long terme les défis de la démographie et des inégalités demeureront d’actualité et de taille.

 

 

1On parle de répression financière lorsque l’épargne génère un revenu inférieur à l’inflation. Ceci se produit notamment lorsque les politiques monétaires des banques centrales maintiennent les taux d’intérêt à des niveaux inférieurs à ceux qui résulteraient d’un marché libre d’une telle intervention.
2Lukasz Rachel et Thomas D Smith, Bank of England, Staff Working Paper No. 571, Secular drivers of the global real interest rate, décembre 2015, 63 pages (consulté au http://www.bankofengland.co.uk/research/Pages/workingpapers/2015/swp571.aspx)
3Voir à ce sujet une étude de la Banque du Canada portant sur la nature du ralentissement de l’intensité du commerce international au http://www.banqueducanada.ca/wp-content/uploads/2015/05/revue-bdc-printemps15-francis.pdfPoint

 

Auteur
Benoît Durocher
Vice-président directeur et stratège, Revenu fixe
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