Monika Freyman, Vice-présidente, Investissement durable

Les événements de cette année ont démontré que la transition climatique ne sera pas simple et que nous manquons de temps. Avec un nombre record de feux de forêt en arrière-plan et des messages contradictoires des dirigeants provinciaux et des chefs d’entreprise, il est difficile d’envisager une transition rapide de l’économie canadienne pour atténuer les effets physiques du changement climatique, d’autant plus que ceux-ci pourraient encore s’aggraver.

Toutefois, des raisons d’espérer se profilent grâce à la mise en place de certains programmes et politiques clés. Entretien avec Monika Freyman, vice-présidente, Investissement durable, qui nous explique les raisons pour lesquelles elle demeure optimiste malgré les défis.

Le gouvernement fédéral a fait une annonce importante cet été pour décrire la façon dont le Canada doit se doter d’un réseau électrique carboneutre. En quoi est-ce important pour les investisseurs ?

Les investisseurs institutionnels et propriétaires d’actifs sont de plus en plus nombreux à prendre des engagements en faveur de la carboneutralité et souhaitent allouer des capitaux à des solutions de transition climatique. Cependant, il est essentiel que nous continuions à promouvoir des signaux politiques forts. La proposition du gouvernement est une avancée dans la bonne direction.

Plus de 80 % de la production du réseau électrique canadien ne génère pas d’émissions de gaz à effet de serre. Entre 2000 et 2020, les émissions du secteur de l’électricité ont diminué de 53 % pour s’établir à 62 Mt d’équivalent CO2. Entre-temps, l’énergie éolienne et l’énergie solaire ont enregistré la croissance la plus forte au pays. En 2020, 61,7 % de la production d’électricité est venue de l’hydroélectricité, 16,3 % de l’énergie nucléaire, 9,5 % du gaz/pétrole/autres, 6,3 % des énergies renouvelables hors hydroélectricité, et 6,2 % du charbon. Des améliorations demeurent possibles et nous avons besoin de tous les outils à notre disposition pour atteindre l’objectif du Canada de réduire les émissions de carbone de 40 à 45 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2005.

Le plan « Propulser le Canada dans l’avenir » du gouvernement fédéral offre une feuille de route pour l’exploitation des ressources du Canada dans le domaine de l’énergie propre. Néanmoins, il met en évidence la nécessité de poursuivre les efforts pour harmoniser les réseaux, améliorer la transmission et éliminer les obstacles entre les provinces afin de mobiliser les investissements et atteindre les objectifs de neutralité carbone. Le plan souligne que les défis à relever sont à la fois techniques et réglementaires, notamment en raison de diverses structures de marché qui peuvent entraver le développement de projets transfrontaliers.

L’intention du gouvernement fédéral ouvre la voie à des discussions avec différentes parties prenantes telles que les provinces, des gouvernements régionaux, des communautés, des services publics et des experts. La stratégie devrait être publiée à l’issue de ces discussions en 2024. Nous devons mettre en place ces « règles » et clarifier la taxonomie, qui définit ce que sont les projets verts et de transition, afin de pouvoir investir en toute confiance dans la transition canadienne vers la carboneutralité.

Quel est, à votre avis, le principal défi actuel en matière de changement climatique et d’atteinte des objectifs de carboneutralité par les investisseurs ?

L’un des défis majeurs réside dans le fait que certaines entreprises reviennent sur leur niveau d’engagement en matière de changement climatique. En février 2023, par exemple, BP a revu à la baisse son objectif initial de réduction des émissions, passant de 35 % d’ici la fin de la décennie à une fourchette de 20 à 30 %. Nous constatons également que certaines sociétés canadiennes signalent qu’elles pourraient réduire leur leadership en matière climatique.

En prenant en compte l’ensemble de la situation, il est évident que le chemin vers la carboneutralité sera parsemé d’obstacles. Les tensions géopolitiques accentuées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, qui a mis en évidence l’importance de la sécurité énergétique, en sont un autre exemple flagrant. L’analyse des objectifs et des différentes façons d’atteindre la carboneutralité ne se limite pas aux sociétés, mais se déroule également dans la sécurité énergétique régionale, les tensions géopolitiques et l’instabilité économique qui en découle.

La transition énergétique vers la carboneutralité revêt une importance cruciale aujourd’hui. Elle met en lumière que le passage vers des sources d’énergie plus diversifiées présente l’avantage supplémentaire de réduire la dépendance à l’égard de régimes politiquement instables et peu recommandables. En même temps, les investisseurs doivent adopter une approche plus nuancée et reconnaître que les sources d’énergie de transition doivent demeurer dans l’assemblage énergétique à court terme, même s’il faut accélérer les solutions d’énergie propre. La transition vers une économie à faibles émissions de carbone marque un changement systémique requérant une politique cohérente et forte et des moteurs économiques structurels. Parmi ceux-ci, on retrouve une taxonomie claire de la transition climatique canadienne afin de soutenir l’avancement vers nos objectifs communs de carboneutralité. Cette nécessité d’aligner les politiques et les capitaux pour la mise en œuvre des engagements de carboneutralité est nouvelle et inconfortable, mais elle est essentielle.

Au chapitre du changement climatique lui-même, y a-t-il des leçons à tirer de l’année 2023?

C’est que les répercussions du changement climatique ne sont pas réservées à un futur lointain : elles se produisent maintenant. Ces impacts ne sont pas graduels, mais se manifestent sous forme de perturbations majeures. Pour faire face au changement climatique, il est impératif d’éviter les seuils critiques. Malheureusement, il semble que nous ayons dépassé ce point en ce qui concerne les feux de forêt cette année. Alors qu’un certain niveau de feux de forêt est naturel et que certaines pratiques forestières ont contribué à la situation, comme la plantation de vastes étendues d’espèces en monoculture, il est estimé que le changement climatique a plus que doublé la probabilité de conditions chaudes, sèches et venteuses qui ont alimenté les feux dans l’est du Canada cette année.

Les phénomènes météorologiques extrêmes sont devenus plus fréquents et plus violents. Cette année, les incendies ont ravagé des forêts à travers tout le Canada, du Québec à la Colombie-Britannique en passant par le Grand Nord. L’augmentation de feux en 2023 est sans précédent, compte tenu de la superficie incendiée représentant deux fois l’Irlande (graphique ci-bas) et de l’impact négatif sur le PIB canadien.



Source: Centre interservices des feux de forêt du Canada inc.

Il ne faut pas non plus oublier les événements douloureux de l’année précédente : l’ouragan Fiona dans les Maritimes, les inondations dans la vallée du Fraser qui ont perturbé les principales voies de transport et de commerce dans l’Ouest du Canada, ainsi que les feux de forêt qui ont fait rage en Colombie-Britannique jusqu’en octobre 2022.

Il est essentiel de se rappeler que les effets physiques du changement climatique pèsent souvent de manière disproportionnée sur les populations les plus vulnérables. L’expression « transition juste » est couramment utilisée pour indiquer que la transition climatique doit tenir compte de l’impact sur les travailleurs et les autres parties prenantes. Il est tout aussi essentiel de tenir compte d’une « absence injuste de transition » lorsque les effets du changement climatique touchent de manière disproportionnée les personnes économiquement défavorisées, les minorités ou les personnes déplacées. Par exemple, les vagues de chaleur peuvent avoir des conséquences graves pour les personnes âgées, en particulier celles qui sont incapables d’acheter des climatiseurs ou des purificateurs d’air. De plus, les catastrophes climatiques ont un impact significatif sur les communautés autochtones, les exposant au risque de tout perdre ou d’être coupées de leurs territoires en raison de glissements de terrain et d’inondations. Pour certains, comme l’a récemment souligné le Globe and Mail, ces catastrophes sont devenues une épreuve récurrente.

Heureusement, nous observons un engagement politique et un leadership croissant de la part des entreprises et des investisseurs. Cependant, la question demeure : cette ambition d’agir sera-t-elle suffisante pour relever le défi ? Le temps presse, en effet…

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