Ces dernières années, les placements passifs ont connu une croissance spectaculaire. Les facteurs qui sous-tendent cette croissance ne sont pas difficiles à trouver. Les taux d’intérêt de près de zéro et les achats d’actifs par les banques centrales ont contribué à alimenter une inflation des prix des actifs et à resserrer le marché. C’est une combinaison idéale pour les stratégies passives. D’un autre côté, les investisseurs et les organismes de réglementation s’intéressent aux frais et la technologie permet l’utilisation de nouvelles stratégies et approches. En poussant la réflexion plus loin, on constate que ces facteurs ont simplement contribué à favoriser une évolution qui repose davantage sur un changement d’attitude à l’égard du risque, alors que les investisseurs échaudés par la volatilité des deux dernières décennies ont développé une aversion pour le risque.

Certes, les décisions individuelles influent sur les portefeuilles de placement des particuliers, mais elles ont aussi des répercussions plus importantes sur les marchés et sur l’économie dans son ensemble. Dans le présent document, nous examinons quelques effets possibles et conséquences involontaires de telles décisions afin d’avoir une meilleure idée de la situation. Nous y posons aussi quelques questions pour stimuler la réflexion.

Un avenir passif?

Imaginez un avenir où pratiquement tous les investissements sur les marchés publics sont passifs. En l’absence de gestionnaires actifs qui demandent aux dirigeants de justifier leur stratégie et leur performance, il n’y a plus de boucle de rétroaction. Les sociétés se replient sur elles-mêmes, en raison du désintérêt des investisseurs sur lesquels les dirigeants ne peuvent plus compter. Seuls les actes les plus flagrants font l’objet d’interventions de l’effectif minimal dont les gestionnaires passifs disposent, du fait de frais pratiquement nuls. L’ego et l’avidité des dirigeants en viennent à dominer les activités organisationnelles. Les équipes de direction privilégient la spéculation financière pour cristalliser la valeur, et assurent la croissance de leur entreprise au moyen d’acquisitions plutôt que de placements stratégiques. Les acquisitions sont le moyen le plus simple d’assurer la croissance et d’augmenter la capitalisation boursière d’une entreprise, et par le fait même, sa pondération au sein d’un indice.

Les règles de construction des indices mènent le jeu, et ce, pas seulement parmi les sociétés constituantes. Cette prévisibilité crée aussi des occasions pour d’autres de canaliser les gains. Les investisseurs activistes cherchent à réaliser et à transférer de la valeur, et non à en créer. Moins les actionnaires se mobilisent, plus l’influence des activistes minoritaires augmente. Les structures différentielles d’actionnariat et de contrôle (par exemple, les actions sans droit de vote) sont en nette progression. À mesure que le contrôle est dissocié de la propriété économique, les intérêts des investisseurs sont relégués au second plan. Les entreprises émergentes qui sont prospères demeurent privées plus longtemps, les fonds de capital-investissement sont en mesure de déjouer l’indice pour obtenir des rendements à faible risque et, bien entendu, chaque arbitragiste profite volontiers des flux toujours plus importants entourant les modifications d’un indice. Sous l’effet de conditions monétaires expansionnistes, nous assistons à un transfert de valeur des investisseurs à ceux qui en profitent.

L’effet le plus important est possiblement l’effondrement du mécanisme d’établissement des prix. Contrairement aux investisseurs actifs qui sont sensibles à la valorisation et n’achètent que quand les prix sont justes, les investisseurs passifs sont sensibles au temps et achètent quand l’indice change. Un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs qui sont bien informés, mais définissent la juste valeur différemment, est ce qui permet le bon fonctionnement du marché. Les investisseurs passifs procèdent à des opérations importantes et peu fréquentes qui aggravent la volatilité et entravent le mécanisme d’établissement des prix. Ironiquement, les stratégies passives reposent autant sur le mécanisme d’établissement des prix qu’elles le compromettent.

En raison d’un mauvais alignement des primes des dirigeants et de l’indifférence des investisseurs entre des placements individuels, l’affectation des capitaux est aussi perturbée. Selon le concept de la « main invisible » d’Adam Smith, ce sont les intérêts personnels qui permettent une meilleure utilisation des capitaux dans leur ensemble. Cependant, les placements passifs se dérobent à la prise de décision au profit des règles de construction des indices. Nous savons qu’une piètre affectation des capitaux réduit la croissance économiquei. Mais cet effet est-il facilement reconnaissable lorsqu’il se produit?

Les marchés dont les fluctuations des cours sont moins synchronisées offrent non seulement des occasions aux gestionnaires actifs, mais semblent montrer une meilleure affectation des capitaux au fil du tempsii. Comme les actions font de plus en plus l’objet de placements passifs, il n’est pas surprenant que les corrélations des titres individuels augmentent.

Si on estime que le capitalisme d’État ne peut permettre une affectation efficace des capitaux, peut-on s’attendre à ce que les règles de construction des indices produisent de meilleurs résultats?

Les racines de l’illusion

Le plaidoyer le plus souvent utilisé en faveur de l’investissement passif est l’article « The Arithmetic of Active Management » de W. F. Sharpe, publié en 1991iii. L’auteur pose comme postulat que le marché est un jeu à somme nulle où la moitié des dollars investis dégagent un rendement supérieur et l’autre moitié, un rendement inférieur. Les investisseurs passifs achètent et détiennent tous les titres du marché, obtenant ainsi des rendements moyens à des coûts minimaux. Tous les autres investisseurs qui, par conséquent, sont actifs, obtiennent aussi des rendements moyens. Mais, comme ils sont actifs, ils engagent des coûts plus élevés pour y parvenir. Les conclusions de Sharpe reposent sur deux hypothèses.

Premièrement, Sharpe suppose que les investissements passifs produisent constamment des rendements moyens. Or, dans les faits, il y a des périodes où la majorité des gestionnaires actifs distancent l’indice, et d’autres où c’est l’inverse qui se produit. Bien qu’il y ait plusieurs explications raisonnables à cette variation, elle dénote néanmoins une plus grande complexité que ne l’admet Sharpe. Par ailleurs, les stratégies indicielles sont systématiquement à la traîne de leur indice sous-jacent, en raison particulièrement de ces coûts frictionnels. Mais, les rendements des gestionnaires actifs sont généralement comparés à ceux de l’indice, et non à ceux que les gestionnaires passifs peuvent obtenir.

Deuxièmement, même si nous admettons que l’indice affiche un rendement moyen, la théorie de Sharpe suppose aussi qu’il n’est pas possible de déterminer d’avance avec précision quels sont les gestionnaires actifs les plus susceptibles de dégager un rendement supérieur. Il est très difficile de faire mieux que le marché. Toutefois, des gestionnaires compétents ont inscrit des rendements supérieurs sur de longs horizons de placement, et certains affichent même des caractéristiques communes leur permettant de se démarquer. Un faible taux de rotation, une importante part active, des frais et charges peu élevés, ainsi qu’une correspondance étroite des intérêts sont autant de caractéristiques liées à un rendement supérieur à long termeiv.

La gestion passive tient compte du risque de déviation d’un indice, mais pas de la volatilité de l’indice même. Les indices ont été mis au point pour mesurer le rendement du marché, ainsi que le rendement par rapport à ce dernier. En règle générale, les indices sont conçus sans tenir compte du risque, représentant plutôt un marché sous-jacent ou un segment du marché.

Par exemple, les indices pondérés en fonction de la capitalisation détiennent les principaux titres du marché dans les plus fortes proportions, ce qui leur donne le caractère de stratégies axées sur l’orientation des cours — la pondération des titres haussiers augmente et celle des titres baissiers diminue. Comme on peut s’y attendre, cette approche donne de bons résultats lorsque la performance des titres individuels se maintient. C’est ce qui ressort de la bulle technologique des années 1990 et du resserrement du marché des six dernières années (figure 1). En raison du caractère cyclique de ce tableau, même les comparaisons de rendement à long terme sont sensibles à la sélection des périodes et de leur fin, et même le gestionnaire actif médian tend à inscrire un rendement supérieur en période de faiblesse des marchés.

Les caractéristiques de risque changent aussi au fil du temps, selon les pondérations des sociétés constituant l’indice. L’indice obligataire universel FTSE TMX Canada est pondéré en fonction du niveau de l’endettement, et non de la qualité de l’endettement. Ce qui signifie que plus le niveau d’endettement d’un émetteur est élevé, plus la pondération de ce dernier est importante au sein de l’indice. Il en va de même pour la cote de solvabilité. Les émetteurs dont le niveau d'endettement est élevé sont plus fortement pondérés au sein de l’indice, même si leur cote est abaissée. On constate la même chose pour les actions, en des termes légèrement différents. Prenons l’exemple de l’action de Nortel au Canada. Quand son cours a grimpé en flèche, sa pondération indicielle en a fait autant, au point de compter pour plus du tiers de l’indice, avant de s’effondrer.

La plupart des indices populaires sont pondérés en fonction de la capitalisation boursière, de sorte que la « moyenne » est en fait une moyenne pondérée qui avantage les grandes sociétés. Comme on l’a observé précédemment, cette approche finit par prendre la forme d’une stratégie axée sur une dynamique de faible rotation, plutôt que sur une moyenne passive.

Les investissements doivent tenir compte des objectifs, de l’horizon de placement et de la tolérance au risque des investisseurs, entre autres facteurs. La composition de l’actif peut viser à concilier ces facteurs au moyen d’une répartition entre différents indices. Toutefois, ces indices affichent des caractéristiques de risque et de rendement qui changent au fil du temps, selon les sociétés qui les composent.

Une participation active requiert une gestion active

Les investisseurs ne sont pas de simples bénéficiaires, mais des propriétaires des sociétés dans lesquelles ils investissent. Les gestionnaires de placement ont une responsabilité fiduciaire de protéger et de rehausser la valeur des placements qu’ils font. Le vote par procuration en fait partie, mais même ici, les interprétations du niveau d’attention nécessaire varient. Les frais de gestion passive ne prennent toutefois pas en charge les recherches et analyses requises pour comprendre et évaluer les équipes de direction. De plus, les gestionnaires passifs n’ont pas le contexte nécessaire pour déborder du cadre d’une approche fondée sur des règles, qui met en balance certaines questions, mais apporte peu au niveau de la société. Un vote par procuration efficace évalue les mandataires dans le contexte de la société, de son environnement opérationnel et des développements relatifs aux enjeux de gouvernance.

Un engagement actif plus poussé repose encore davantage sur une compréhension de la société. Les efforts des gestionnaires passifs en ce sens peuvent relever d’une bonne intention, mais n’ont pas de réelle influence en l’absence d’une menace crédible d’action. L’engagement auprès des sociétés contribue à élargir le point de vue des gestionnaires et à avoir une meilleure compréhension de leurs sociétés. Mercer a trouvé un certain nombre d’avantages potentiels pour les gestionnaires actifs intégrant une participation active, y compris : l’identification des enjeux; l’accès aux sociétés; l’engagement en tant que levier de changement; et le recours à la participation active pour gérer le risque et rehausser les rendementsv.

Conclusion

La gestion passive sert à mettre fin aux frais élevés et à la création de valeur incertaine qui caractérisent la gestion active traditionnelle. Ce qui pourrait s’avérer plus intéressant toutefois est la façon dont elle fera évoluer la gestion active. Un recours démesuré aux stratégies passives peut ultimement s’avérer dommageable pour les marchés ou l’économie. Mais les gestionnaires actifs n’en doivent pas moins convaincre les investisseurs que la valeur qu’ils tirent de la gestion active en justifie le coût. Les propriétaires d’actifs sont maintenant plus avertis et ont des attentes plus élevées à l’égard des gestionnaires, des conseillers et des portefeuilles. Ils veulent des stratégies plus concentrées, une efficacité attestée, de meilleurs contrôles du risque et une approche plus rationnelle en matière de gouvernance. De meilleurs outils de contrôle du risque contribuent à évaluer les gestionnaires, tout en aidant ces derniers à mieux cibler les compétences essentielles et les sources avérées de valeur ajoutée. Réalisée efficacement, une relation de complémentarité entre une gouvernance active et une gestion active peut aussi contribuer à rehausser la proposition de valeur combinée. Nous croyons que la combinaison d’une gestion active et d’une gouvernance active nous aide à agir davantage comme des propriétaires et, ce faisant, à mieux servir nos clients.

Auteur
Scott Knight
Gestionnaire de portefeuille principal et chef de recherche, Actions mondiales
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